Des journées à cheval pour gagner la première ville à l’est disposant d’un service de diligence, puis d’autres à rouler jusqu’à la tête de station, puis deux jours dans un train qui atteignait la capitale de l’Etat, quelques affaires à régler avant d’embarquer sur un bateau à aubes, puis le port côtier, remonter l’Atlantique sur un voilier, entrer dans le goulet de Chesapeake une fois passé le cap Henry, et enfin un autre bateau fluvial pour l’ultime trajet sur le Potomac…
A ce premier voyage, j’étais tellement fasciné par le chemin de fer que j’ai passé les premières heures à bord de la locomotive, à bavarder avec le conducteur et son mécanicien tout en les aidant à enfourner du bois dans la chaudière. Ils ont partagé leur déjeuner avec moi, du pain épais et des steaks très minces couverts d’une grosse croûte de poivre noir et rouge, passés rapidement dans une poêle à long manche chauffée à blanc au-dessus du feu.
J’ai été enthousiasmé par la diversité des villes traversées pendant ce périple, que j’y aie passé la nuit ou seulement une heure pour me restaurer et souffler un peu. Je me rappelle d’une auberge de montagne où des musiciens irlandais inspirés par le mal du pays ont joué jusqu’à l’aurore. Certains bourgs étaient connus pour leur porc à l’étouffée ; là, on creusait un trou dans le sol, on allumait un feu à l’intérieur jusqu’à obtenir un lit de braises sur lequel on étendait un cochon entier et on rebouchait le trou avec de l’argile rouge ; déterrée le lendemain, la viande était coupée, chiffonnée à la main, saupoudrée de vinaigre et de piments forts et servie avec des boules de farine de maïs frites dans du lard. Chaque endroit avait sa spécialité culinaire. Un village peuplé de Hollandais courts sur pattes proposait les meilleures saucisses que j’aie jamais goûtées, grillées sur un feu de hickory et servies avec du chou mariné et une savoureuse bière brune conservée dans des jarres de terre cuite que la rivière gardait au frais. Ailleurs, c’était une taverne proclamant que le steak américain y avait été inventé, une revendication qui m’a laissé incrédule car cette pièce particulière du bœuf était certainement connue ailleurs depuis belle lurette.
A l’approche de la côte, l’air s’est chargé d’une odeur de poisson et d’eau salée. J’ai fait halte dans un village où les cochons sauvages descendaient sur le rivage à marée basse pour manger de petits crabes rosés qu’ils croquaient comme des fritons. Nettement plus agréable, j’ai trouvé une auberge au bord de la mer à Wilmington qui s’enorgueillissait de ses huîtres opalines tout juste pêchées, encore frissonnantes dans leur coquille ouverte et que l’on dégustait avec un vin de France qui avait la couleur de la paille. Mon premier dîner de ces mollusques m’a transporté au point d’embarrasser mes compagnons de table : j’en ai englouti deux douzaines sans reprendre souffle et même quand j’ai été repu je n’ai pu m’empêcher, entre deux gorgées de vin, de porter une coquille vide à mes narines et de humer ce réceptacle nacré juste pour me remémorer l’existence d’un mets aussi délectable et aussi inattendu.
Nouveau dans ces contrées de piémont et de plaine côtière, j’ai voulu être considéré comme un jeune homme avisé et qui savait voyager lorsque j’ai embarqué sur le premier bateau de ma vie, un steamer à roues décati qui aurait eu besoin d’un bon coup de peinture, à vrai dire une déception en regard des imposants palaces flottants du Mississipi qui traversaient depuis longtemps mon imagination.
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